Rien ne me fait penser à toi

Je suis pas spécialement pessimiste, et tout ce qu’écrit Nietzsche me parait souvent aussi abscon et sybillin que les mots abscon et sybillin, mais force est de constater que l’Éternel retour m’aspire avec la puissance d’un fleuve dans lequel je peux tout au plus laisser tremper ma main de temps en temps.
Dos au passé.
Rien.
Ne me fait penser à toi.

Gentil comme un joufflu

C’est l’histoire de Joufflu, qui tenait son surnom de ce qu’il avait des joues si rondes et charnues qu’on les prenait pour deux lunes pleines et jumelles. Chaque soir, avant de s’endormir, son père le roi lui pinçait la joue droite, tandis que sa mère la reine faisait de même pour la joue gauche, et tous deux lui souhaitaient de se réveiller entièrement heureux. Et chaque matin, Joufflu se réveillait entièrement heureux. Ses parents l’avaient aimé si bien et si fort que nul enfant du royaume ne fut plus joyeux que lui. Déjà très jeune, Joufflu aimait à se promener au gré du hasard et des chemins pavés de la contrée, dans laquelle il faisait bon vivre et où partout régnait une odeur de paix, sous l’égide magnanime de ses parents.

Son petit corps potelé provoquait chez chacun une franche sympathie, conséquence naturelle de son apparence gentille, et lorsque les habitants du royaume apercevait Joufflu au détour de ses pérégrinations, aucun ne résistait à l’alpaguer gaiement, d’un “ Oh joufflu ! “ claironné à l’envolé, avant de venir lui pincer les joues, qui semblaient faites pour cela. 

Du reste, les joues de Joufflu étaient magiques : elles pouvaient exaucer le voeu de quiconque les touchait. Aussi, Joufflu, dont la gentillesse n’avait d’égale que la sollicitude – mais une sollicitude exempt d’obséquiosité – ; souriait d’un “ qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? “ au passant pinçant. Propre des grandes âmes, les habitants se contentaient de petits souhaits.

A chaque voeu qu’il exauçait, joufflu était un peu plus satisfait d’être, et ses joues, enorgueillies, grossissaient, peu à peu certes, mais grossissaient néanmoins ; comme nourries par le bonheur qu’elles engendraient. Ce qu’éprouvait Joufflu n’était pas de ces viles émotions, de celles qu’un débiteur ressent lorsqu’il prête pour recevoir en retour – idéalement davantage qu’il n’a donné ; au lieu, il s’agissait de celles qui, pures, mêlent le désintérêt à l’altruisme, et engendrent un plaisir partagé équitablement entre celui qui donne et celui qui reçoit.

Vers dix ans, Joufflu se fit la promesse de rendre chaque habitant du royaume heureux.

Lorsque Joufflu atteint dix-huit ans, tous les habitants du royaume avait eu l’occasion de pincer ses joues au moins une fois, tous l’aimaient, usitaient l’expression “ gentil comme un Joufflu “,  l’eût d’ores et déjà intronisé roi – aussi jeune fût-il – s’ils n’eussent aimé son père d’une ferveur similaire ; quant aux joues de Joufflu, elles atteignirent une taille dantesque, à en éclipser le soleil.