Alizées (3)

Suite de Alizées (2)

La luciole passa les jours suivants les yeux clos, à baigner dans le noir d’à l’intérieur d’elle. Elle essayait d’imaginer.

D’abord, elle voulut imaginer un second soleil, qui remplacerait le premier lorsque celui-ci se couchait. Ce nouveau soleil la rassurerait durant la nuit, et même, peut-être, ce soleil aurait une bouche pour lui raconter des histoires, des yeux pour la regarder chaudement, et une pipe à mordiller en lui racontant ses histoires ? Mais cela s’avéra trop difficile : le noir d’en elle était trop épais.

Elle essaya de se représenter des ailes pareilles à celles de Lucile, qui pourrait l’emmener loin de la forêt, ou tout du moins, au-dessus de la canopée, ce nuage permanent de verdure, là où les rayons lui parviendraient mieux et plus souvent. Encore une fois, malgré tous ses efforts, le noir d’à l’intérieur d’elle resta tout noir. Peut-être les ailes de Lucile étaient trop complexes, minutieusement détaillées, pour être imaginée ? Ou trop petite ? Ou trop seule ? Ou trop loin ? Ou trop isolée ? Ou trop dépressive..?

La forêt abritait bien des phénomènes intéressants et uniques. Une fois par an, lorsque la nuit tombait, la lune et les étoiles ne se levaient pas. Le ciel, si on eût pu l’apercevoir pleinement depuis la forêt, eût été d’un noir immaculé. Ces nuits-là, aucune lumière ne parvenait jusqu’à la fleur : le noir était alors aussi noir que quand la fleur fermait ses yeux. D’ailleurs, elle ne savait plus bien si ses yeux étaient fermés ou ouverts, car avoir les paupières tombées ou levées ne faisait aucune différence : on ne voyait rien et cela était tout.

Bien sûr, la fleur était terrifiée par ces nuits, qu’elle appelait ses “ennuits“.

Lors d’une ennuit de cette sorte, un sourire lui apparut. Elle ne s’avait pas bien s’il s’agissait d’un sourire vrai, ou si son imagination avait finalement réussi à faire apparaître quelque chose. Tout ce qu’elle voyait (ou imaginait ?) c’était ce sourire plein dont les dents étaient encore plus pointues que ses propres épines.

Est-ce que tu es le fruit de mon imagination ? Demanda la fleur.

Je suis le ressac de tes peurs.

Tu as un grand sourire, dit Alizée.

Et toi, tu es une vilaine fleur.

Pourquoi est-ce que je suis vilaine ? Fit la fleur, blessée.

Toutes les fleurs sont vilaines. C’est ainsi.

Comment peux-tu savoir cela ? Est-ce que tu connais toutes les fleurs ?

J’en ai connu beaucoup, et elle étaient toutes vilaines, sèches et mortes. Est-ce que tu souhaites les voir ? Je peux te les présenter, fit le sourire en s’agrandissant.

Je veux bien ! Répondit la fleur. Peut-être qu’elles, elles m’accepteront comme je suis ? Où sont-elles ?

Chez-moi, répondit le sourire, en s’agrandissant encore.

Et où est-ce que c’est, chez toi ?

Au centre de la forêt.

Ha. je ne sais pas où cela est, et il fait trop noir, je ne saurai pas me repérer.

Je vais t’y emmener.

Et Alizée sentit qu’on la cueillait dans le noir de ses ennuits.

Alizées (1)

La fleur

C’est l’histoire d’une petite fleur, née dans une forêt obscure d’un pays lointain ; qui avait eu le malheur d’éclore entourée de grands arbres centenaires et méchants, dont les branches passaient pour des griffes et le tronc, noir comme un charbon, absorbait tous rayons de soleil avant qu’ils n’eussent atteint les pétales délicats de la fleur.

La fleur sentait bien qu’elle était différente de ses voisins. Elle n’avait pas les pointes aiguisées des ronces, mais une tige nue et fragile. Elle n’avait pas l’odeur brute de la terre environnante, mais dégageait un parfum-pianissimo à la nuance si légère qu’il semblait mourir avant même d’être exhalé. Et, en particulier, ses couleurs chamarrées juraient avec la sombreur qui la cerclait : de toute la forêt, elle était la seule à chatoyer vivement. La mousse recouvrant les écorces était noire, les proéminentes feuilles des arbres étaient noires, les buissons étaient noirs. Le ciel même semblait noir, tant la canopée, couvercle péremptoire, recouvrait impérieusement  l’entièreté de la forêt. Certes, il y avait bien quelques rares champignons, qui avait profité des troncs ombrageux pour s’épanouir. Mais ce n’était pas là les champignons fantasques des contes populaires, à pois et teinte pittoresque. Non, il s’agissait de champignons d’un gris anthracite que le manque de luminosité faisait tendre, encore une fois, vers le noir. Seule la fleur resplendissait d’une belle couleur rose, tavelée de délicieuses touches violettes.

La fleur, qui était d’une bonne nature, avait bien entendu œuvré tant et plus pour que son voisinage l’accepta. Une fois, elle avait tendu sa tige afin de se grandir au mieux, et avait dit aux arbres d’à côté d’elle : “regardez, je suis grande aussi”, et aux arbres sardoniques de répondre que la plus grande des fleurs resterait plus petite que le plus minuscule des arbres. 

Au fond, la fleur n’était heureuse que quelques minutes par jour : vers midi, le soleil à son zénith dardait suffisamment sur la forêt pour en percer l’épaisse canopée. C’était un moment d’extase pour la fleur, qui buvait chaque rayon comme s’il s’était s’agit d’un élixir, et elle dansait, joyeuse, tandis que la pluie de lumière arrosait son épiderme et réchauffait ses pétales. Ces précieuses secondes, aussi courtes fussent-elles, la guérissaient – au moins partiellement – des rudoiements quotidiens. elles étaient la preuve que les ennuis, impermanents, laissent toujours place à la chaleur d’un réconfort. Pour autant, lorsque le soleil – dont la journée était bien remplie – s’en allait vaquer à d’autres occupations, elle ne pouvait s’empêcher de le regarder s’éclipser à regrets. “Si je pouvais passer une journée entière sous ses rayons, je serais la plus heureuse des fleurs”, se disait-elle alors.